1.11.11

Il faut bien finir.

Mais à la fin était aussi un commencement.
Rendez-vous désormais sur www.nueesgouttesevenements.blogspot.com.

25.10.11

Continuer?

...me paraît toujours sinistre d’entendre dire d’un vieux, avec admiration, qu’il se maintient bien, qu’il continue à faire ce qu’il faisait (…) ; mais continuer n’est pas un acte de vitalité.

Roland Barthes, La préparation au roman, Séance du 19 janvier 1980.

20.10.11

J'irai plus dans vos booms...

Crab feuilleta son agenda et répondit que non, hélas, à son grand regret, il ne pourrait être de la fête, ayant justement prévu ce soir-là de rester tout seul chez lui à s'emmerder comme un rat mort.

Eric Chevillard, La nébuleuse du crabe.

13.10.11

L'occasion.


Saisis-moi au passage si tu en as la force
et tâche de résoudre l’énigme de bonheur que je te propose.

Marcel Proust, Le temps retrouvé.
Pict : Gerhard Richter.

9.10.11

Girafes, chevaux et capitalisme.


Les girafes et les chevaux ne se couchent que pour mourir. La  simple fatigue ne parvient pas à leur faire plier le genou. Il y faut l’impératif absolu de la mort, insensible à l’esthétique de leur verticalité. L’éthologiste explique cette particularité par le fait que ces deux animaux, peu prédisposés par leur morphologie (longues pattes sur lesquelles pèse un poids considérable, éloignement des antérieures et des postérieures) à pouvoir passer d’une posture horizontale à un certain hiératisme rapidement, et malheureusement forts disposés, herbivores de peu, à être chassés par de multiples et véloces prédateurs, n’épousent le sol qu’au prix d’une téméraire réduction statistique de leur espérance de vie. De leur perpétuelle disposition à la course dépend leur survie.
L’on est un peu rassuré d’apprendre que le cheval est doté d’une configuration ligamenteuse particulière aux niveaux du coude et du jarret, lui permettant un certain confort de la station debout. Par ailleurs, être couché s’avère en réalité pénible pour cette bête en raison des dimensions considérables de son estomac sur lequel il lui est malaisé de faire peser son poids. A l’état sauvage toutefois, l’on a pu observer que les poulains ou les bêtes d’un certain âge osent se reposer en position allongée. Un manège strictement réglé se met alors en place, selon un roulement n’autorisant qu’un petit nombre d’individus de la même population à se coucher au sol tandis que demeurent dressées, toujours, les silhouettes obscures des vigiles désignés attendant patiemment la fin de leur quart.
La girafe, charmante de son nom arabe « zarafah », ne dort quant à elle jamais véritablement. Se contentant de somnoler, elle conserve toujours les yeux entrouverts, braqués sur la ligne d’horizon. Radicale veilleuse, la girafe est le seul vertébré terrestre qui ne baille pas. Plus spectaculaire peut-être encore : la girafe ne s’allonge pas même pour mettre bas – contredisant de ce fait la pertinence de cette dernière expression, mais « accoucher » ne convient pas non plus. Incidemment, la naissance du girafon consiste avant toute autre considération en une chute de deux mètres en moyenne. L’expérience est tôt faite, avec choc et fracas, de la pesanteur terrestre. Et si au bout d’une simple heure, le girafon qui vient d’affronter l’abysse n’est pas capable de se tenir sur ses canes tremblantes et de se hisser jusqu’aux mamelles de sa mère, celle-ci l’abandonne ou le tue sans autre forme de procès.
L’on pourrait penser que le cheval connaît aujourd’hui, dans nos sociétés modernes qui l’ont domestiqué, une ère plus clémente. Mais l’homme dont aurait pu venir le salut a en réalité pris le relais du prédateur naturel, et perpétue l’inflexible loi. Dans l’hippodrome comme dans la savane, où la girafe s’affole en sentant l’haleine brûlante de la lionne sur ses sabots, se coucher c’est mourir. Car l’usage veut que l’étalon qui chute dans l’arène sous les assauts de son jockey soit achevé sur place par le patron d’écurie, d’un coup de revolver. La chute signifie la blessure, et la blessure signifie des soins trop onéreux pour le propriétaire qui considère généralement l’investissement démesuré pour une carne pas même capable de terminer une course. Quand au milieu des acacias, la mâchoire du félin claque sur le jarret de la girafe rattrapée, le coup de feu résonne dans les gradins du stade et c’est la fin. Dans les deux cas, l’animal qui s’est affalé, venant creuser le gazon vert ou la poussière jaune du puissant sillon de sa déchéance, a signé son arrêt de mort. D’un côté loi de la jungle, de l’autre celle de l’argent, de la rentabilité, du capitalisme boursouflé gonflant ses crevures jusqu’au cœur du règne animal.
Parfois, depuis le lit où je m’allonge à toute heure pour haranguer en rêve les foules agitées de la ville qui m’assiège, prosélyte de ce temps mort dont les hommes ne meurent pas encore, j’ai presque l’impression de faire la révolution.

4.10.11

Interactions vitales

    

Une idée longtemps prédominante en biologie a été que la disparition de nos cellules – comme notre propre disparition en tant qu’individus – ne pouvait résulter que d’agressions de l’environnement, d’accidents, de destructions, de famines, d’une incapacité intrinsèque à résister au passage du temps, à l’usure et au vieillissement. Mais au long de cent cinquante ans d’interrogations, de perplexité et de recherches qui se sont longtemps poursuivies dans l’obscurité avant d’émerger en pleine lumière, la réalité s’est progressivement révélée de nature plus complexe et plus paradoxale.
Aujourd’hui nous savons que toutes nos cellules possèdent, à tout moment, la capacité de déclencher leur autodestruction, leur mort prématurée, avant que rien, de l’extérieur, ne les détruise. C’est à partir de leurs gènes – de nos gènes – que nos cellules produisent les « exécuteurs » moléculaires capables de précipiter leur fin, et les « protecteurs » capables un temps de neutraliser ces exécuteurs. Et la survie de chacune de nos cellule dépend, jour après jour, de la nature des interactions provisoires qu’elle est capable d’engager avec d’autres cellules de notre corps, interactions qui seules lui permettent de réprimer le déclenchement de l’autodestruction.
Une cellule qui a vécu un jour, un mois, ou un an dans notre corps est une cellule qui, pendant un jour, un mois ou un an, a réussi à trouver dans son environnement les molécules, fabriquées par d’autres cellules, qui lui ont permis de réprimer son autodestruction. Une cellule qui commence à mourir dans notre corps est, le plus souvent, une cellule qui, pour la première fois, vient de cesser de trouver dans son environnement les molécules nécessaires à la répression de son autodestruction. Nous sommes des sociétés cellulaires dont chacune des composantes vit en sursis, et donc aucune ne peut vivre seule. Et c'est étrangement de cette précarité même, de cette vulnérabilité et de l'interdépendance absolue qu'elles ont fait naître que dépend notre existence en tant qu'individu. Un corps est plus que la somme des cellules qui le composent, parce qu'il est aussi la somme des relations que ces cellules établissent entre elles, et dont dépend à tout moment leur persistance. 
(...)
Nous percevons habituellement la vie comme un phénomène individuel – une cellule vit – mais les notions que je viens d'évoquer suggèrent que la vie a aussi une dimension collective. En d’autres termes, lorsque nous observons une cellule et que nous nous demandons quels sont les éléments qui sont à la fois nécessaires et suffisants à sa survie, nous ne pouvons pas véritablement répondre si nous oublions qu’une partie de la réponse est « la présence d’autres cellules ».

Jean Claude Ameisen, interviewé par  Catherine Vincent pour Les assises internationales du roman 2010.
pict: Walter Niedermayr

30.9.11

Je ne m'approchai jamais plus de cet aquarium. Axolotl 2.

Il ne s'agit pas d'une expérience faite en rêve, il ne s'agit pas d'un cauchemar mais d'une expérience de la vie quotidienne. J'avais été au Jardin des Plantes pour le visiter -j'aime les jardins zoologiques- et tout à coup, dans une salle pareille à celle qui est décrite dans la nouvelle, très vide et très sombre, j'ai vu l'aquarium des axolotls et ils m'ont fasciné. Je me suis mis à les regarder. Je suis resté une demi-heure à les observer car ils étaient si étranges qu'au début je croyais qu'ils étaient morts, ils bougeaient à peine, mais peu à peu tu voyais le mouvement de leurs branchies. Et quand tu apercevais ces yeux dorés... Je sais qu'à un moment donné, dans cette contemplation intensive, j'ai été pris de panique. C'est-à-dire qu'il m'a fallu tourner les talons et partir, mais immédiatement, sans perdre une seconde. Cela, naturellement, ne se passe pas ainsi dans la nouvelle.
Dans la nouvelle, l'homme est de plus en plus fasciné et il ne cesse de revenir jusqu'à ce que la situation bascule et il pénètre dans l'aquarium. Mais ma fuite, ce jour-là, vient d'à ce que moment-là j'avais comme pressenti ce danger. Nous pourrions romancer la chose, dire qu'un homme imaginatif se met à regarder et à découvrir ce monde hors du temps, ces animaux qui le regardent. Il sent qu'il n'y a pas de communication mais en même temps il a l'impression qu'ils lui demandent quelque chose. S'ils le regardent c'est qu'ils le voient, mais qu'est-ce-qu'ils voient exactement? Enfin, toute cette série de questions. Et soudain il sent qu'il y a comme une ventouse, un entonnoir qui pourrait bien l'engloutir.
Alors il faut fuir. J'ai fui. Cela est absolument exact.
C'est sans doute un peu ridicule mais c'est absolument exact. Et je ne suis jamais retourné à l'aquarium du Jardin des Plantes. Je ne m'approchai jamais plus de cet aquarium. J'ai l'impression d'avoir, en effet, échappé ce jour-là à un danger. A tel point qu'il y a quatre ans, quand Claude Namer et Alan Carof ont voulu faire un film sur moi, ils ont prévu une séquence au Jardin des Plantes pour montrer les axolotls. Mais ils n'ont pu me persuader d'y retourner. Non. Ils m'ont filmé sortant d'un pavillon qui n'était pas celui des axolotls. Après ils ont fait un montage. Carof a parfaitement compris.

Julio Cortazar, Entretiens avec Omar Prego.

21.9.11

Axolotl

Il fut une époque où je pensais beaucoup aux axolotls. J'allais les voir à l'aquarium du Jardin des Plantes et je passais des heures à les regarder, à observer leur immobilité, leurs mouvements obscurs. Et maintenant je suis un axolotl. Le hasard me conduisit vers eux un matin de printemps où Paris déployait sa queue de paon après le lent hiver. Je descendis le boulevard Saint-Marcel, celui de l'hôpital, je vis les premiers verts parmi tout le gris et je me souvins des lions. J'étais très amis des lions et des panthères, mais je n'étais jamais entré dans l'enceinte humide et sombre des aquariums. Je laissai ma bicyclette contre les grilles et j'allai voir les tulipes. Les lions étaient laids et tristes et ma panthère dormait. Je me décidai pour les aquariums et, après avoir regardé avec indifférence des poissons ordinaires, je tombai par hasard sur les axolotls. Je passai une heure à les regarder, puis je partis, incapable de penser à autre chose.
À la bibliothèque Sainte-Geneviève je consultai un dictionnaire et j'appris que les axolotls étaient des formes larvaires, pourvues de branchies, de batraciens du genre amblystone. Qu'ils étaient originaires du Mexique, je le savais déjà, rien qu'à voir leur petit visage aztèque. Je lus qu'on en avait trouvé des spécimens en Afrique capables de vivre hors de l'eau pendant les périodes de sécheresse et qui reprenaient leur vie normale à la saison des pluies. On donnait leur nom espagnol, ajolote, on signalait qu'ils étaient comestibles et qu'on utilisait leur huile (on ne l'utilise plus) comme l'huile de foie de morue.
Je ne voulus pas consulter d'ouvrages spécialisés mais je revins le jour suivant au jardin des Plantes. Je pris l'habitude d'y aller tous les matins, et parfois même matin et soir. Le gardien des aquariums souriait d'un air perplexe en prenant mon ticket. Je m'appuyais contre la barre de fer qui borde les aquariums et je regardais les axolotls. Il n'y avait rien d'étrange à cela ; dès le premier instant j'avais senti que quelque chose me liait à eux, quelque chose d'infiniment lointain et oublié qui cependant nous unissait encore. Il m'avait suffit de m'arrêter un matin devant cet aquarium où des bulles couraient dans l'eau. Les axolotls s'entassaient sur l'étroit et misérable (personne mieux que moi ne sait à quel point il est étroit et misérable) fond de pierre et de mousse. Il y en avait neuf, la plupart d'entre eux appuyaient leur tête contre la vitre et regardaient de leurs yeux d'or ceux qui s'approchaient. Troublé, presque honteux, je trouvais qu'il y avait de l'impudeur à se pencher sur ces formes silencieuses et immobiles entassées au fond de l'aquarium. Mentalement, j'en isolai un, un peu à l'écart sur la droite, pour mieux l'étudier. Je vis un petit corps rose, translucide (je pensai aux statuettes chinoises en verre laiteux), semblable à un petit lézard de quinze centimètres, terminé par une queue de poisson d'une extraordinaire délicatesse - c'est la partie la plus sensible de notre corps. Sur son dos, une nageoire transparente se rattachait à la queue ; mais ce furent les pattes qui me fascinèrent, des pattes d'une incroyable finesse, terminées par de tout petits doigts avec des ongles - absolument humains, sans pourtant avoir la forme de la main humaine – mais comment aurais-je pu ignorer qu'ils étaient humains ? c'est alors que je découvris leurs yeux, leur visage.
Un visage inexpressif sans autre trait que les yeux, deux orifices comme des têtes d'épingles entièrement d'or transparent, sans aucune vie, mais qui regardaient et qui se laissaient pénétrer par mon regard qui passait à travers le point doré et se perdait dans un mystère diaphane. Un très mince halo noir entourait l'oeil et l'inscrivait dans la chair rose, dans la pierre rose de la tête vaguement triangulaire, au contours courbes et irréguliers, qui la faisaient ressembler à une statue rongée par le temps. La bouche était dissimulée par le plan triangulaire de la tête et ce n'est que de profil que l'on s'apercevait qu'elle était très grande. Vue de face, c'était une fine rainure, comme une fissure dans de l'albâtre. De chaque côté de la tête, à la place des oreilles, se dressaient de très petites branches rouges comme du corail, une excroissance végétale, les branchies, je suppose. C'était la seule chose qui eût l'air vivante dans ce corps.
Chaque vingt secondes elles se dressaient, toutes raides, puis s'abaissaient de nouveau. Parfois une patte bougeait, à peine, et je voyait les doigts minuscules se poser doucement sur la mousse. C'est que nous n'aimons pas beaucoup bouger, l'aquarium est si étroit ; si peu que nous remuions nous heurtons la tête ou la queue d'un autre ; il s'ensuit des difficultés, des disputes, de la fatigue. Le temps se sent moins si l'on reste immobile.
Ce fut leur immobilité qui me fit me pencher vers eux, fasciné, la première fois que je les vis. Il me sembla comprendre obscurément leur volonté secrète : abolir l'espace et le temps par une immobilité pleine d'indifférence. Par la suite, j'appris à mieux les comprendre, les branchies qui se contractent, les petites pattes fines qui tâtonnent sur les pierres, leurs fuites brusques (ils nagent par une simple ondulation du corps) me prouvèrent qu'ils étaient capables de s'évader de cette torpeur minérale où ils passaient des heures entières. Leurs yeux surtout m'obsédaient. A côté d'eux, dans les autres aquariums, des poissons me montraient la stupide simplicité de leurs beaux yeux semblables aux nôtres. Les yeux des axolotls me parlaient de la présence d'une vie différente, d'une autre façon de regarder. Je collais mon visage à la vitre (le gardien, inquiet, toussait de temps en temps) pour mieux voir les tout petits points dorés, cette ouverture sur le monde infiniment lent et éloigné des bêtes roses. Inutile de frapper du doigt contre la vitre, sous leur nez, jamais la moindre réaction. Les yeux d'or continuaient à brûler de leur douce et terrible lumière, continuaient à me regarder du fond d'un abîme insondable qui me donnait le vertige.
Et cependant les axolotls étaient proches de nous. Je le savais avant même de devenir un axolotl. Je le sus dès le jour où je m'approchai d'eux pour la première fois. Les traits anthropomorphiques d'un singe accusent la différence qu'il y a entre lui et nous, contrairement à ce que pensent la plupart des gens.
L'absence totale de ressemblance entre un axolotl et un être humain me prouva que ma reconnaissance était valable, que je ne m'appuyais pas sur des analogies faciles. Il y avait bien les petites mains. Mais un lézard a les mêmes mains et ne ressemble en rien à l'homme. Je crois que tout venait de la tête des axolotls, de sa forme triangulaire rose et de ses petits yeux d'or. Cela regardait et savait. Cela réclamait. Les axolotls n'étaient pas des animaux.
De là à tomber dans la mythologie, il n'y avait qu'un pas, facile à franchir, presque inévitable. Je finis par voir dans les axolotls une métamorphose qui n'arrivait pas à renoncer tout à fait à une mystérieuse humanité. Je les imaginais conscients, esclaves de leur corps, condamnés indéfiniment à un silence abyssal, à une méditation désespérée. Leur regard aveugle, le petit disque d'or inexpressif - et cependant terriblement lucide - me pénétrait comme un message : "Sauve-nous, sauve-nous." Je me surprenais en train de murmurer des paroles de consolation, de transmettre des espoirs puérils. Ils continuaient à me regarder, immobiles. Soudain les petites branches roses se dressaient sur leur tête, et je sentais à ce moment-là comme une douleur sourde. Ils me voyaient peut-être, ils captaient mes efforts pour pénétrer dans l'impénétrable de leur vie. Ce n'étaient pas des êtres humains mais jamais je ne m'étais senti un rapport aussi étroit entre des animaux et moi. Les axolotls étaient comme témoins de quelque chose et parfois ils devenaient de terribles juges. Je me trouvais ignoble devant eux, il y avait dans ces yeux transparents une si effrayante pureté. C'était des larves, mais larve veut dire masque et aussi fantôme.
Derrière ces visages aztèques, inexpressifs, et cependant d'une cruauté implacable, quelle image attendait son heure ?
Ils me faisaient peur. Je crois que sans la présence du gardien et des autres visiteurs je n'aurais jamais osé rester devant eux. " Vous les mangez des yeux ", me disait le gardien en riant, et il devait penser que je n'étais pas tout à fait normal. Il ne se rendait pas compte que c'était eux qui me dévoraient lentement des yeux, en un cannibalisme d'or. Loin d'eux je ne pouvais penser à autre chose, comme s'ils m'influençaient à distance. Je finis par y aller tous les jours et la nuit je les imaginais immobiles dans l'obscurité, avançant lentement une petite patte qui rencontrait soudain celle d'un autre. Leurs yeux voyaient peut-être la nuit et le jour pour eux n'avait pas de fin. Les yeux des axolotls n'ont pas de paupières.
Maintenant je sais qu'il n'y a rien eu d'étrange dans tout cela, que cela devait arriver. Ils me reconnaissaient un peu plus chaque matin quand je me penchais vers l'aquarium. Ils souffraient. Chaque fibre de mon corps enregistrait cette souffrance bâillonnée, cette torture rigide au fond de l'eau. Ils épiaient quelque chose, un lointain royaume aboli, un temps de liberté où le monde avait appartenu aux axolotls. Une expression aussi terrible qui arrivait à vaincre l'impassibilité forcée de ces visages de pierre contenait sûrement un message de douleur, la preuve de cette condamnation éternelle, de cet enfer liquide qu'ils enduraient. En vain essayai-je de me persuader que c'était ma propre sensibilité qui projetait sur les axolotls une conscience qu'ils n'avaient pas. Eux et moi nous savions. C'est pour cela que ce qui arriva n'est pas étrange. Je collai mon visage à la vitre de l'aquarium, mes yeux essayèrent une fois de plus de percer le mystère de ces yeux d'or sans iris et sans pupille. Je voyais de très près la tête d'un axolotl immobile contre la vitre. Puis mon visage s'éloigna et je compris. Une seule chose était étrange : continuer à penser comme avant, savoir. Quand j'en pris conscience, je ressentis l'horreur de celui qui s'éveille enterré vivant. Au-dehors, mon visage s'approchait à nouveau de la vitre, je voyais ma bouche aux lèvres serrées par l'effort que je faisais pour comprendre les axolotls. J'étais un axolotl et je venais de savoir en un éclair qu'aucune communication n'était possible. Il était hors de l'aquarium, sa pensée était une pensée hors de l'aquarium. Tout en le connaissant, tout en étant lui-même, j'étais un axolotl et j'étais dans mon monde. L'horreur venait de ce que - je le sus instantanément - je me croyais prisonnier dans le corps d'un axolotl, transféré en lui avec ma pensée d'homme, enterré vivant dans un axolotl, condamné à me mouvoir en toute lucidité parmi des créatures insensibles. Mais cette impression ne dura pas, une patte vint effleurer mon visage et en me tournant un peu je vis un axolotl à côté de moi qui me regardait et je compris que lui aussi savait, sans communication possible mais si clairement. Ou bien j'étais encore en l'homme, ou bien nous pensions comme des êtres humains, incapables de nous exprimer, limités à l'éclat doré de nos yeux qui regardaient ce visage d'homme collé à la vitre.
Il revint encore plusieurs fois mais il vient moins souvent à présent. Des semaines se passent sans qu'on le voie. Il est venu hier, il m'a regardé longuement et puis il est parti brusquement. Il me semble que ce n'est plus à nous qu'il s'intéresse, qu'il obéit plutôt à une habitude. Comme penser est la seule chose que je puisse faire, je pense beaucoup à lui. Pendant un certain temps nous avons continué d'être en communication lui et moi, et il se sentait plus que jamais lié au mystère qui l'obsédait. Mais les ponts sont coupés à présent, car ce qui était son obsession est devenu un axolotl, étranger à sa vie d'homme. Je crois qu'au début je pouvais encore revenir en lui, dans une certaine mesure - ah ! seulement dans une certaine mesure - et maintenir éveillé son désir de mieux nous connaître. Maintenant je suis définitivement un axolotl et si je pense comme un être humain c'est tout simplement parce que les axolotls pensent comme les humains sous leur masque de pierre rose. Il me semble que j'étais arrivé à lui communiquer cette vérité, les premiers jours, lorsque j'étais encore en lui. Et dans cette solitude finale vers laquelle il ne revient déjà plus, cela me console de penser qu'il va peut-être écrire quelque chose sur nous ; il croira qu'il invente un conte et il écrira tout cela sur les axolotls.

Julio Cortazar, "Axolotl", Fin d'un jeu.


16.9.11

La parka Camel Legend

Il sortit du réfrigérateur du chorizo, du saucisson, du pain de campagne.
"C'est vrai", répondit Jed après un long temps de réflexion. "J'ai toujours aimé les produits industriels. Je n'aurais jamais envisagé de photographier, par exemple...un saucisson." Il tendit la main vers la table, s'excuse aussitôt." Enfin, il est très bon, je ne veux pas dire ça, j'ai plaisir à le manger...Mais le photographier, non. Il y a ces irrégularités d'origine organique, ces veinules de gras différentes d'une tranche à l'autre. C'est un peu...décourageant."
Houellebecq hocha la tête, écartant les bras comme s'il entrait dans une transe tantrique -il était, plus probablement, ivre, et tentait d'assurer son équilibre sur le tabouret de cuisine où il s'était accroupi. Lorsqu'il reprit la parole sa voix était douce, profonde, emplie d'une émotion naïve. "Dans ma vie de consommateur", dit-il, "j'aurai connu trois produits parfaits: les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable - imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend. Ces produits je les ai aimés, passionnément, j'aurais passé ma vie en leur présence, rachetant régulièrement, à mesure de l'usure naturelle, des produits identiques. Une relation parfaite et fidèle s'était établie, faisant de moi un consommateur heureux. Je n'étais pas absolument heureux, à tous points de vue, dans la vie, mais au moins j'avais cela: je pouvais, à intervalles réguliers, racheter une paire de mes chaussures préférées. C'est peu mais c'est beaucoup, surtout quand on a une vie intime assez pauvre. Eh bien cette joie, cette joie simple, ne m'a pas été laissée. Mes produits favoris, au bout de quelques années, ont disparu des rayonnages, leur fabrication a purement et simplement été stoppée - et dans le cas de ma pauvre parka Camel Legend, sans doute la plus belle parka jamais fabriquée, elle n'aura vécu qu'une seule saison..." Il se mit à pleurer, lentement, à grosses gouttes, se resservit un verre de vin. "C'est brutal, vous savez, c'est terriblement brutal. Alors que les espèces humaines insignifiantes mettent des milliers, parfois des millions d'années à disparaître, les produits manufacturés sont rayés de la surface du globe en quelques jours, il ne leur ai jamais accordé de seconde chance, ils ne peuvent que subir, impuissants, le diktat irresponsable et fasciste des lignes de produit qui savent naturellement mieux que tout autre ce que veut le consommateur, qui ne font en réalité que transformer sa vie en une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire.

9.9.11

Jeunes adultes

Entre la poursuite et le dénigrement du bonheur, ils sont là qui hésitent encore.

30.8.11

Une fente dans l'ombrelle

 

Nous demandons seulement un peu d'ordre pour nous protéger du chaos. Rien n'est plus douloureux, plus angoissant qu'une pensée qui s'échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par l'oubli ou précipitées par d'autres que nous ne maîtrisons pas davantage. Ce sont des variabilités infinies dont la disparition et l'apparition coïncident. Ce sont des vitesses infinies qui se confondent avec l'immobilité du néant incolore et silencieux qu'elles parcourent, sans nature ni pensée. C'est l'instant dont nous ne savons s'il est trop long ou trop court pour le temps. Nous recevons des coups de fouet qui nous claquent comme des artères. Nous perdons sans cesse nos idées. C'est pourquoi nous voulons tant nous accrocher à des opinions arrêtées. Nous demandons seulement seulement que nos idées s'enchaînent suivant un minimum de règles constantes, et l'association des idées n'a jamais eu d'autre sens, nous fournir ces règles protectrices, ressemblance, contiguïté, causalité, qui nous permettent de mettre un peu d'ordre dans les idées, de passer de l'une à l'autre suivant un ordre de l'espace et du temps, empêchant notre "fantaisie" (le désir, la folie) de parcourir l'univers dans l'instant pour y engendrer des chevaux ailés et des dragons de feu. (...)
Mais l'art, la science, la philosophie exigent davantage: ils tirent des plans sur le chaos. (...) La philosophie, la science et l'art veulent que nous déchirions le firmament et que nous plongions dans le chaos. Nous ne le vaincrons qu'à ce prix. Et j'ai trois fois vainqueur traversé l'Achéron. (...)
Les hommes ne cessent pas de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions; mais le poète, l'artiste pratique une fente dans l'ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu de chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente, jonquille de Wordsworth ou pomme de Cézanne, silhouette de Macbeth ou d'Achab. Alors suivent la foule des imitateurs qui ravaudent l'ombrelle avec une pièce qui ressemble vaguement à la vision, et la foule des glossateurs qui remplissent la fente avec des opinions: communication. Il faudra toujours d'autres artistes pour faire d'autres fentes, opérer les destructions nécessaires, peut-être de plus en plus grandes, et redonner ainsi à leurs prédécesseurs l'incommunicable nouveauté qu'on ne savait plus voir.

G. Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce-que la philosophie?
pict: Hansje van Halem 

27.8.11

Moment de grâce


Et dire qu'il suffit parfois que l'air se fasse un peu plus tiède, soufflant doucement sur les cils du passant arrêté, pour que le monde prenne soudain les traits complices de l'ami et nous parle à l'oreille de notre destin de sérénité.

pict: Henriette Grindat, pour La postérité du soleil d' Albert Camus et René Char.

20.8.11

Le mépris



Monsieur, vous ne respectez rien, dit le silencieux majoritaire au saltimbanque irrévérent. Vous raillez mon travail, insultez ma famille et charriez ma patrie.
Vous ricanez de mes idolâtries en croix, des mes rabbins frisés, de mes prophètes enturbannés. Qu’un rut impie vous taraude, et vous mettez la main au cul sacré des vierges fluo qui flottent au fond des grottes des Hautes-Pyrénées.
Vous pouffez sur mes drapeaux froissés et sur l’honneur au champ duquel tombent encore au Liban mes enfants sacrifiés aux bienséances guerrières de toute éternité.
National ou populaire, vous vous moquez du front. Mais le peu d’estime que vous inspire la République ne vous retient pas de narguer dans le même panier les Bourbons écartés, les Orléans démis, ou les Habsbourg d’Autriche-Hongrie.
Qu’un veuf bouffi principautaire, inconsolable sur son rocher immobilier, se mêle d’applaudir aux brames déchirants de sa cadette handicapée, et vous tonitruez d’abjecte hilarité.
Vous appelez un chat un chien, et donnez aux longues et cruelles maladies des noms de crabe nécrophage qui font peur aux transis. Vous n’avez nul souci de la sueur ouvrière, ni des sursauts boursiers.
« Permettez-moi de vous contredire, s’écrie l’iconoclaste assis sur les valeurs admises. Il n’est pas vrai que je ne respecte rien. N’en prenez pas ombrage et veuillez bien me croire : j’ai le plus profond respect pour le mépris que j’ai des hommes. »

Pierre Desproges, Le mépris.

17.8.11

Lacrimosa


Souvent les vieux pleurent mal. Leurs larmes sont radines. Le filet d’eau trop mince ne parvient plus à faire relief sur la joue, où il ne roule pas mais s’épuise immédiatement. Cette évaporation instantanée a quelque chose de fascinant: on cherche le truc, la ficelle, on demande à voir l’intérieur de leurs manches. Mais rien que la vieillesse. Il n’y a plus pour eux de torrents possibles. Jamais plus ils ne prendront le masque bouillonnant de l'orage. L’âge est passé des remous impétueux dans lesquels les cils battants s’ébrouent comme des bêtes affolées. Comme si leur corps sec n’avait déjà plus de jus. 
Louées soient les coulées abondantes, comme le signe encore d’une force souterraine. Bénis ceux qui trempent leur col ou la manche entière d'un t-shirt amical; heureux les aptes aux chutes grondantes -bonnes à alimenter Paris en électricité-, les disposés aux grandes eaux, à la pleine mer. 
Toujours je me réjouirai de fuser en baleine quand le vieux poisson-chat secoué de sanglots désertiques ne laissera sur la jetée pas la moindre auréole.

15.8.11

Décomplexion


Vous avez le droit, dit le haïku, d'être futile, court, ordinaire; enfermez ce que vous voyez, ce que vous sentez dans un minci horizon de mots, et vous intéresserez; vous avez le droit de fonder vous-même (et à partir de vous-même) votre propre notable; votre phrase, quelle qu'elle soit, énoncera une leçon, libérera un symbole, vous serez profond; à moindre frais, votre écriture sera pleine.

Roland Barthes, L'empire des signes
Pict: Yusuf Sevincli

3.8.11

Malentendu



 -Tu es dure, dit l'homme.
-Je suis lâche, entend la femme.

pict: Martin Parr.

29.7.11

Vacances à la campagne

Aujourd’hui j’ai cueilli des pommes acides, étendu du linge au soleil en collant exprès ma joue sur les tissus humides, et sauvé un lapereau des dents de mon chat féroce.
Je crois que c’était une bonne journée.

21.7.11

C'est tout gâché. Et c'est absurde.




     - Pile, tout est de ta faute. Face, tout est de la mienne.
     - D’accord. Lance.


      pict: Matthieu Gafsou, Surfaces.

17.7.11

K.O.




S'il arrête de l'aimer, je crois bien qu'elle va tomber amoureuse de lui.

10.7.11

Les mondes évanouis



Ci-gît notre intimité, au fond d'un lac comme une
nouvelle Atlantide. Peu importe ton absence. Mais
comment me consolerai-je de cette cité engloutie?
C’est un bout de mon territoire qui s’est effrité:
ce pan de monde qui n’existait que parce que nous
nous y promenions ensemble, émergeant du néant
à la mesure de nos foulées synchrones. Et j’ai mal à
ce morceau d’horizon dissipé comme à un bras amputé.

pict. Daido Moriyama, Hawaii, 2007

25.6.11

Exercice 1



Soit deux trains, à quai dans deux gares différentes distantes l'une de l'autre de quelques kilomètres seulement et reliées par une même voie sur laquelle il est possible de circuler dans les deux sens. Compte-tenu que les deux locomotives présentent la particularité de fonctionner non pas au charbon, ni à la vapeur ni à l'électricité, mais au désir de l'une pour l'autre; et s'il est nécessaire au train A d'être attisé par l'absence et la distance du train B pour se mettre en branle, alors que le train B a au contraire besoin d'être régulièrement hameçonné par le côtoiement tangible du train A pour démarrer sa course : comment les trains A et B peuvent-ils espérer entrer un jour en collision? 
Vous avez une vie.

19.6.11

Le port est plein de pitié

  "Le port voudrait lui porter secours; le port est plein de pitié; dans le port il y a la sécurité, le confort, le foyer, le souper, des couvertures chaudes, des amis; tout ce qui est bon à notre faiblesse mortelle. Mais, dans la tempête, le port, la terre, représentent le plus grand danger pour ce vaisseau. Il lui faut fuir toute hospitalité. Un frôlement de rivage, même s'il ne faisait que raser la carène, l'ébranlerait de tout son long. Il doit déployer toutes ses voiles et donner tout ce qu'il peut pour s'éloigner de la terre et, ainsi, lutter contre les vents mêmes qui voudraient le pousser vers le refuge. Il lui faut retrouver les grandes mers ouvertes, toujours loin de la terre, car son seul salut est de piquer désespérément dans le danger, son seul ami, son amer ennemi."

Hermann Melville, Moby Dick.

14.6.11

Sénèque à m.

-Sénèque: "Quand tu auras désappris à espérer, je t'apprendrai à vouloir."
-m : "Vas-y, je crois que tu peux y aller maintenant."

13.6.11

Réplique hivernale



Rechuter dans l'hiver, à l'orée de juin, comme dans un trou masqué par des couches d'humus brun et humide.

Odilon Redon, L'oeil-ballon.

8.6.11

"Fail better"

No matter. Try again. Fail again. Fail better.


Samuel Beckett, Worstward Ho.

28.5.11

Mes museaux

Une muse, un museau...

Lui dont l’épaule est une valeur en soi, mon biceps oreiller, mon cou mouchoir, ma canne qui s’ignore. Comme des fondations. Comme un toit. Comme une promesse de foyer qui serait déjà tenue.

Lui que son égoïsme a fait un individu si exceptionnel mais un ami si impossible. Mon amant cognitif, mon obsession stupide. Un ilot d’importance auquel j’accoste par intermittence. Une impulsion vers de grandes joies. Bel allongeur professionnel de lignes d’horizon.

Lui, le déréalisant, l’imposeur d’utopie, le foreur d’éclaircies. Qui creuse et perce de tous côtés. Derrières mes masques, au-delà de mon ciel, au fond de mon ventre. Un enfant-piège. Plein de sables mouvants, dont on n’approche pas sans danger et qui presque donne envie d’être proie.

Lui dont la force est celle de l’arbre, mon silencieux exemple, mon homme-tronc. Sculpteur de mon bois. L’indéfectible Ami, dont la seule certitude de l’existence paisible fait le monde moins laid, et les hommes plus doux.

24.5.11

Menace de sécheresse sur la France


    "Tous les épuisés maudissent le soleil:
      Pour eux la valeur des arbres- c'est l'ombre!"

     Nietzsche, "Jugements des hommes fatigués", Le Gai savoir.

12.4.11

"C'est pourtant une noble chose que le loisir et l'oisiveté"

 
"Par manque de repos notre civilisation court à une nouvelle barbarie."
 Nietzsche, Humain, trop humain, §285.

25.3.11

"Faire un événement"

Faire un évenement, si petit soit-il, la chose la plus délicate du monde, le contraire de faire un drame, ou de faire une histoire. Aimer ceux qui sont ainsi : quand ils entrent dans une pièce, ce ne sont pas des personnes, des caractères ou des sujets, c'est une variation atmosphérique, un changement de teinte, une molécule imperceptible, une population discrète, un brouillard ou une nuée de gouttes. Tout a changé en vérité.

Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues.

5.3.11

Inévitable


Et, à l’abri dans cette cour, il aimait ce jeune coq quand il chantait dans l’inévitable appétit de vivre et finissait dans l’inévitable humiliation d’être tenu par la patte.

L’homme qui était mort, D.H. Lawrence.

2.3.11

2 mars 1939

2 mars 1939. Je n'ai rien écrit depuis le début de l'année. En vérité, c'est à peine si j'ai vécu! Enfant, la plongée dans le noir, l'humide et le froid de l'hiver se confondait pour moi avec le malheur d'exister. Il m'a fallu longtemps pour comprendre qu'il ne s'agissait en somme que d'une saison, la mauvaise. D'année en année, à mesure que je vieillis, le temps passe plus vite pour moi, et ainsi des durées de plus en plus longues me deviennent mesurables, maîtrisables. Mais l'hiver n'a pas encore suffisamment rétréci pour que je puisse l'enjamber gaillardement et prendre pied sur l'autre bord du trou. Un jour peut-être. Pour l'heure, je manque encore le pas, et je m'effondre dans la fosse janvier-février avec le sentiment que jamais, jamais on n'en sortira.

Michel Tournier, Le roi des aulnes.

7.2.11

Aux amis


Ilots d'importance auxquels j'accoste par intermittence. Des printemps à eux tous seuls. Mes amis.

4.2.11

mais quelle forme?

Nous n’avons plus que des exemples où la pensée bride et mutile la vie, l’assagit, et où la vie prend sa revanche, affolant la pensée et se perdant avec elle. Nous n’avons plus le choix qu’entre des vies médiocres et des penseurs fous.(…) Mais la belle unité reste à retrouver, telle que la folie n’en serait plus une – l’unité qui fait d’une anecdote de la vie un aphorisme de la pensée, et d’une évaluation de la pensée, une nouvelle perspective de la vie. (…)
Partout, nous voyons le triomphe du « non » sur le « oui », de la réaction sur l’action. Même la vie devient adaptative et régulatrice, se réduit à des formes secondaires : nous ne comprenons même plus ce que signifie agir. (…) Mais quelle forme prennent la Terre et la vie, quand elles sont l’objet d’affirmation ? Forme inconnue de nous, qui n’habitons que la surface désolée de la Terre et ne vivons que des états voisins de zéro.

Gilles Deleuze

31.1.11

Full contact


Il l’attrapa et la baisa sur la bouche, puis sur tout le visage, comme un animal assoiffé qui se jette à coups de langue sur la source qu’il a fini par découvrir. 

F. Kafka, Le procès, chapitre 1.

1.1.11

Remerciements affectés


Je tiens à adresser ici de chaleureux remerciements à ce troupeau de proches qui s’approchèrent tant et si bien de moi qu’ils me permirent de les vampiriser un bout.
C’est à cet honorifique titre que je salue donc tout d’abord mes parents, grâce à qui je suis pâte à modeler plastique, point trop facile à rouler, mais épousant volontiers la première forme de vie venue sachant un peu s’y prendre.
Par ordre chronologique d’affectation, je me dois de remercier dès à présent ma sœur C., qui m’a fait aimer tout ce qu’elle aimait puis ne plus l’aimer, connaître le rock puis le mépriser haut et fort au profit du reggae,  rejeter les crevettes et vouer un culte aux petits pois…bref : trouver mes goûts, en choisissant d’abord les siens ou leurs exacts opposés, avant d’apprendre la nuance et l’individuation. Qu’elle sache néanmoins que si je m’acharne aujourd’hui à porter des baskets, c’est à elle qu’en revient tout l’honneur.
Je remercie avec beaucoup d’émotion P., qui a su me faire ouvrir les bras plus grand que jamais. Ce qui précède valant aussi pour mes jambes. Sans le rempart de douceur qu’il avait tendrement construit entre moi et moi, je ne serai pas exactement moi-même aujourd’hui.
J’exprime également une entière gratitude à G. et F., qui ont eu la présence d’esprit de ne pas m’affecter, et de rester bien loin de qui je suis.
Qu’il soit dit que D. fut mon Anakin Skylwaker sur la voie de la force. Il m’a montré le premier ce qu’est une rencontre véritable, et de vivre aujourd’hui sous l’ombrage paisible de sa sûre amitié est un bonheur dont je me surprends à ne jamais oublier la valeur. Si un jour il devient comme il en caresse l’idée ébéniste, qu’il sache que je me considère comme sa toute première sculpture, et que je l’aime beaucoup.
Merci à H. : elle est l’instigatrice de la coiffure que j’ai portée de 13 à 19 ans.
J’adresse encore mes sincères remerciements à A., pour la naïve, constante et vitale confiance dont il a toujours fait preuve à mon égard. Pouvoir me baigner de temps en temps dans la sérénité et la certitude qu’il manifeste quant à mon propre destin n’a d’égal que les douches en compagnie de son torse.
Ma reconnaissance va bien entendu aussi à C. pour son exigence, à A. pour l’exemple de sa superbe norme vitale, et à V. pour ses blagues sur les crocodiles.
Merci également à B., intermittente importance de ma vie, pour m’avoir montré à quel point je pouvais encore être affectée dans un moment où je prenais le rugueux chemin de la brique. En revanche, je m’autorise à ne pas remercier B. pour avoir su m’affecter si négativement, ni pour la nocivité dont il a, soit dit en pensant et afin de lui rendre la justice que toute ma magnanime bienveillance veut bien lui accorder : sans malignité aucune, fait preuve à mon égard.
Une pensée pour N. et S. : je leur dois beaucoup.
Tant que j’y pense, ma gratitude va aussi aux réalisateurs de La science des rêves, The life aquatic, Dawson, L’anguille et Princesse Mononoké pour m’avoir tiré des torrents de larmes aussi décalés et improbables qu’abondants, et sur  l’origine exacte desquels je m’interroge encore aujourd’hui. Ma reconnaissance va dans une moindre mesure aux réalisateurs de Bambi, Titanic, Le roi lion et Submarino, car j’ai de suite compris comment ils avaient compté et réussi à me faire chialer.
M. est une teigne : je profite de l’occasion qui m’est ici donnée pour le lui dire ouvertement.
J’adresse encore de tendres salutations à B., S. et T. , vers qui je sais pouvoir me tourner quand j’ai besoin de pomper à la source un calme qui me fait parfois défaut.
Mes remerciements distingués ne vont pas à toutes  les inocuités qui ont eu l’étourderie de croiser imperméablement ma route. Qu’ils portent sur eux toute la responsabilité du ratage de ces fausses rencontres, et l’étanchéité résolue que ma complexion pulsionnelle a opposé à leur débile présence.