10.12.10

Accroupie dans la vasque


Accroupie dans la vasque blanche, le pommeau serrée par ses deux poings crispés, la petite femme put enfin pleurer. Elle sentit ses larmes plus chaudes que le jet de l’eau de la ville. Elle eut le réflexe stupide de lever sa face troublée vers le ciel, pour implorer. Pourtant athée féroce. Dieu pas plus au ciel que sur le plafond de la salle de bain. Et le spectacle de la peinture effritée pas plus réconfortant que l’idée même de Son existence. Assez vite, le temps qui lui était imparti par la contenance du chauffe-eau fut écoulé. Il fallut refermer le robinet et arrêter de pleurer. La ruse consistant à noyer les petites eaux dans les grandes avait cet inconvénient que l’échéance était courte. L’appartement était vide. Elle ne se jouait qu’ à elle-même la comédie de l’absence de souffrance.

24.11.10

Un voeu


Interrogé sur son mobile, il répondit simplement et dans le plus grand calme: "Faire l'homme meilleur et mes amis plus calmes."

Peinture : Nicolas de Staël

13.11.10

L'homme perméable

Depuis la maison parentale où je me trouve pour le consacré déjeuner du dimanche, je repense aux neuf mois de ma vie prénatale qui restent un mystère plein et entier. Dans ce liquide amiotique auquel la psychanalyse a donné le statut symbolique de paradis perdu, les forces vitales qui s’attelaient à faire de mon foetus un être un peu plus conséquent se sont vus disputé ma chair par une puissance inverse de dé-création. Chaque nouvelle parcelle de moi a été durement gagnée contre la dilution qui m’a menacé tout au long de mon séjour intra-placentaire. Neuf mois durant j’ai risqué la noyade, la décomposition. Je suis né perméable.
Vingt-cinq ans plus tard je suis toujours dans l’incapacité totale de prendre un bain. Les douches, si tant est qu’elles restent rapides, me sont permises. Encore dois-je remercier l’attraction terrestre qui commande à tout liquide de tomber à la verticale sur le sol,  c’est-à-dire selon un angle identique  –merci cette fois à l’évolution des espèces – à celle de mon corps debout dans le bac à douche. Ce sont ces réflexions, nées un matin sous la dite douche et dans mon cerveau encore embrumé (et clairement loin du mieux de ses performances comme ce qui suit le prouvera), qui m’ont poussé à sortir acheter deux portraits de Newton et Darwin, actuellement suspendus côte à côte au mur de ma salle de bain. Une fille de passage dans mon antre, et dont la douceur de la peau n’avait d’égal que son mauvais esprit, me fit remarquer que ces deux éminences scientifiques n’avaient pas inventé mais seulement découvert les  principes en vertu desquels je pouvais me retrouver à lui frotter le dos. Je lui répondis que n’existe vraiment que ce que l’on connaît et la poussai hors de chez moi.
Parce qu’il n’y a pas tant de filles que ça qui prennent le matin leur douche en ma compagnie, je me contente d’habitude d’une simple toilette dite de chat. Un gant humide, un savon bien compact suffisent à la décence hygiénique recommandée.
Efficace, mais à l’heure qu’il est je ne peux m’empêcher de regarder avec une certaine envie le corps de ma mère dont le sourire et les mots doux émergent à peine d’un magma mousseux .  Nauséeux, je la laisse à sa volupté de baigneuse, et descends rejoindre mon père à la cuisine. Sur mon chemin, je regarde les solennelles photos de famille destinées à arracher à celui qui les observe un soupir nostalgique et heureux. Je me cherche dans ce panthéon à la gloire d’une vie réussie. La tâche n’est pas difficile : pour me trouver, chercher le fantôme. Celui que le flash de l’appareil, où l’abondance de lumière qui le cas échéant permet que l’on s’en passe, empêche de s’imprimer correctement sur le papier. Jamais foncé, toujours translucide. Les limites de ma silhouette sont systématiquement floutées, ce qui a pour fâcheuse conséquence de m’assimiler davantage au fond qu’au premier plan.
J’arrive aux abords de la soupière de plus mauvaise humeur encore qu’en ayant quitté la salle de bains. Mon père, dont l’inconscience touchera dans quelques secondes au sadisme, se penche au dessus du pot-au-feu pour humer l’odeur de la vapeur qui s’en échappe. Si je l’imitais, la paroi arrière de mon crâne s’en retrouverait automatiquement humidifiée, et je ne pourrais me débarrasser, des jours durant, d’une odeur de thym incrustée dans ma tête même. Son sourire béat, traduisant la réjouissance avec laquelle son estomac s’apprête à baffrer, étouffe mon envie naissante de le noyer dans cette foutue soupière.
Je regarde cet homme innocent qui ne sait pas qu’il m’a procuré mon premier orgasme. Pour mes quinze ans en effet, soucieux de me faire un cadeau capable de me procurer du plaisir compte-tenu des mes particularités physiologiques, père m’offrit un ventilateur. Je montai aussi sec essayer mon jouet dans l’intimité de ma chambre  d’enfant. Je branchai la machine et me plaçai devant, offrant mon corps à son souffle puissant. Ce fut une expérience quasi-masturbatoire (le quasi étant ici à imputer à ma pudeur bien plus qu’à mon souci réaliste) que je devais renouveler à bien des reprises. Lorsque je redescendis prendre place à table, rougi, je ne trouvai plus assez de souffle pour éteindre les bougies du gâteau maternel. L’on y prit pas garde et mangea de bon coeur. Moi, je songeais aux voitures qui décoraient ma couette et les trouvai désormais ridicules.  Aujourd’hui encore, lorsque je recherche la jouissance à moindre effort, je m’accouple aux bourrasques chaloupées diffusées par le tournoiement affolé des bénies palettes en plastique.
Les jours de moindre flemmardise, je me paie le luxe d’un bord d’autoroute, ou d’un sommet de phare. C’est ce plaisir bien particulier qui a conduit mes parents, dans leur bonté compréhensive et coupable, à aménager dans le Finistère. Au fil des années, ils ont réussi à convaincre le gardien du phare de me laisser y monter à ma guise. Ce que je fais lorsque j’ai besoin d’un remontant, qui chez moi prend la forme très concrète de l’ascension de cette tour blanche et bleue. Parvenu à sa cime, je recherche la position qui, selon les vents, sera capable d’exposer à l’air battant la plus vaste surface possible de mon corps. La transe commence vite. Je m’imagine tour à tour feuille de papier de riz, voilure, et enfin l’air même. C’est une ivresse dangereuse, car si je ne risque en rien de tomber (n’offrant aucune résistance sérieuse aux poussées de l’éther, je ne bouge généralement que très peu, même les jours où le ciel bouillonne), la tentation de sauter est grande. Serais-je même capable de m’écraser sur le sol ?
Le déjeuné servi, mangé ; la table desservie et la vaisselle rangée, je me plie au rituel qui veut que la digestion se fasse devant la télé allumée, quoiqu’ à peine regardée. Un match de rugby est diffusé en direct. D’ordinaire j’adore regarder le rugby. Quatre-vingt dix minutes de chocs brutaux, de masses lancées à toute allure les unes contre les autres, de chairs lourdes enlevées puis abattues de nouveau sur un terrain qui se creuse sous ces assauts répétés… L’intensité de cette présence au monde…Mon idéal.
Sur le chemin du retour, je m’arrête devant la piscine municipale. Une volée de bambins en sacs à dos en sort, poils mouillés sur le front. Empruntant à l’inverse le trajet qu’ils viennent de parcourir jusqu’à me croiser, je pousse la porte-Cerbère à double battant qui garde l’entrée du bâtiment. Traverser l’espace qui me sépare du guichet dont la vitre est légèrement embuée, c’est pour moi le franchissement du Styx. L’air est ici si moite, si chargé d’humidité, que je sens déjà ma peau ramollir. J’achète un ticket, demande que l’on me prête une serviette qu’en réalité on me louera, puis ressort des vestiaires, la portant comme pagne afin de dissimuler ma nudité déliquescente.
Excepté un nageur palmé, silencieux, le bassin est vide. Je m’assois sur un bord et observe quelques minutes les lignes du carrelage devenir courbes sous l’effet des légers remous qui émeuvent la surface de l’eau. Lentement, je baigne le bout de mes doigts. Leurs contours se troublent bientôt. Cette fois, les lois optiques n’ont rien à voir là-dedans, mais l’on pourrait s’y méprendre. Je fais un essai avec les orteils, tout aussi concluant. Au bas de mes cuisses et de mes mollets, plaqués contre les parois humides du bassin, les effets de l’eau se font également sentir.  J’ai soudain très froid, pourtant je ne parviens pas à me décider à partir. Mon pied droit trempe désormais jusqu’à la cheville. J’ai l’impression qu’il pèse des tonnes, imbibé tel qu’il l’est. Il a même gonflé, indiscutablement, comme une éponge sèche que l’on passe soudain sous le robinet. C’est alors que l’arrivée éruptive d’un groupe de jeunes femmes, à grand renfort de planches et de boudins en mousse, m’extrait de ma torpeur. Je me relève brusquement et quitte la salle en direction des vestiaires, mon pied droit laissant à chaque pas une trop large et suspicieuse flaque sur le sol. Malgré les indications placardées un peu partout sur les murs, je me mets à courir lorsque je dépasse la horde d’aqua-gymnastes.
Dehors, l’air est sec. Un gros soleil m’accueille, un petit vent aussi. A croire que le monde lui-même se sent coupable de ce que je ne peux l’habiter correctement. L’eau accumulée dans mes extrémités s’est déjà presque entièrement évaporée lorsque je regagne ma voiture ; et je m’en sens déçu. Je ne rentre pas chez moi.
Le soleil alourdi glisse maintenant vers l’horizon. Le vent souffle plus fort ici. Grand seigneur, il redouble ses efforts pour me consoler. Le sable s’envole anormalement haut  et vient fouetter irrégulièrement mon épiderme nu, comme la queue d’un chat qui bat d’énervement la main d’un cajoleur inopportun. Je m’offre, dans mon plus simple appareil. Je crois que ma température augmente. Je regarde le phare blanc et bleu au travers de ma paume. Mais bientôt, mon corps devenu translucide s’opacifie de nouveau. Je fonce, je grisaille. Ce sont les grains de sable qui me fossilisent. Je clopine, raidi, jusqu’aux premières vagues. En avançant dans l’eau, je laisse derrière moi deux sillons encrés de rose et de marron. Le flux qui passe à travers les jambes emporte avec lui quelque chair, quelque tissu et toute la poussière ramassée sur la plage. Sous la surface mes membres retrouvent toute leur souplesse,  et même davantage. De l’eau jusqu’au bassin, je tends mes bras au-dessus de ma tête et joins mes mains pour plonger en avant. C’est à ce moment-là que la partie inférieure de moi-même se dérobe, m’interdisant de donner ma dernière impulsion. Je suis évanoui. Je suis dissous. Je ne pèse plus rien ; mais ça, ce n’est pas nouveau.

La logique du hérisson


- Mais, se laisser pousser des piquants, c'est du gaspillage, un double luxe même, alors même qu'il nous est loisible de nous en passer et de garder les mains ouvertes...

F. Nietzsche, Ecce homo, "Pourquoi je suis malin ; 8"

11.11.10

Irréversible

Ce dimanche après-midi, après de douces heures sciemment allongées d’un bricolage appliqué, il s’apprêta à enfoncer le dernier clou. Par acquis de conscience plus que par absolue nécessité, pour être bien assuré dans sa névrotique angoisse de l’inachèvement de la solidité de l’ensemble. La pointe repositionnée dix fois jusqu’à marquer le lieu exact qui lui semblait idéal, il frappa fort, à plusieurs reprises, et sans ciller. Mais lorsqu’il se pencha pour regarder de l’autre côté, il vit que la trajectoire du fer avait insensiblement déviée, et ainsi crevé le bord extérieur de la planche. Là où ses doigts satisfaits auraient dû trouver la fierté lisse, douce et tiède des nervures fraîchement poncées, une boursouflure obscène ravageait le champ de son exploration tactile. Une anxiété terrible le saisit à la gorge, ses gestes s’emballèrent, et après avoir saisi nerveusement tous les outils épars sur la table de travail pour tenter en vain de retirer l’irréversible clou, il demeura abasourdi devant le naufrage. Le point tragique de l’irrémédiable.

9.11.10

Adieu, dit le chien

         
                                

Profil de papier et ombre d’obus. Les yeux jaunes. En déséquilibre, culbuto sur la corde raide. Un air de dahu posé sur le flanc pourtant horizontal de la dalle. Angle impossible de la patte avant gauche : chien de carton, mal rempaillé dans sa miteuse toison rouille. Crinière de hyène qui seule modèle le tronc court. Et enfin les deux dents, qui par mépris ont renoncé à mordre. 
- « Adieu, doux imbéciles qui avez craint mon danger » dit le chien.
Puis, gueule jetée, regard avec, par-dessous le front et par-dessous les oreilles, il disparut alors dans le pur soleil blanc.


photo : Daido Moriyama