30.9.11

Je ne m'approchai jamais plus de cet aquarium. Axolotl 2.

Il ne s'agit pas d'une expérience faite en rêve, il ne s'agit pas d'un cauchemar mais d'une expérience de la vie quotidienne. J'avais été au Jardin des Plantes pour le visiter -j'aime les jardins zoologiques- et tout à coup, dans une salle pareille à celle qui est décrite dans la nouvelle, très vide et très sombre, j'ai vu l'aquarium des axolotls et ils m'ont fasciné. Je me suis mis à les regarder. Je suis resté une demi-heure à les observer car ils étaient si étranges qu'au début je croyais qu'ils étaient morts, ils bougeaient à peine, mais peu à peu tu voyais le mouvement de leurs branchies. Et quand tu apercevais ces yeux dorés... Je sais qu'à un moment donné, dans cette contemplation intensive, j'ai été pris de panique. C'est-à-dire qu'il m'a fallu tourner les talons et partir, mais immédiatement, sans perdre une seconde. Cela, naturellement, ne se passe pas ainsi dans la nouvelle.
Dans la nouvelle, l'homme est de plus en plus fasciné et il ne cesse de revenir jusqu'à ce que la situation bascule et il pénètre dans l'aquarium. Mais ma fuite, ce jour-là, vient d'à ce que moment-là j'avais comme pressenti ce danger. Nous pourrions romancer la chose, dire qu'un homme imaginatif se met à regarder et à découvrir ce monde hors du temps, ces animaux qui le regardent. Il sent qu'il n'y a pas de communication mais en même temps il a l'impression qu'ils lui demandent quelque chose. S'ils le regardent c'est qu'ils le voient, mais qu'est-ce-qu'ils voient exactement? Enfin, toute cette série de questions. Et soudain il sent qu'il y a comme une ventouse, un entonnoir qui pourrait bien l'engloutir.
Alors il faut fuir. J'ai fui. Cela est absolument exact.
C'est sans doute un peu ridicule mais c'est absolument exact. Et je ne suis jamais retourné à l'aquarium du Jardin des Plantes. Je ne m'approchai jamais plus de cet aquarium. J'ai l'impression d'avoir, en effet, échappé ce jour-là à un danger. A tel point qu'il y a quatre ans, quand Claude Namer et Alan Carof ont voulu faire un film sur moi, ils ont prévu une séquence au Jardin des Plantes pour montrer les axolotls. Mais ils n'ont pu me persuader d'y retourner. Non. Ils m'ont filmé sortant d'un pavillon qui n'était pas celui des axolotls. Après ils ont fait un montage. Carof a parfaitement compris.

Julio Cortazar, Entretiens avec Omar Prego.

21.9.11

Axolotl

Il fut une époque où je pensais beaucoup aux axolotls. J'allais les voir à l'aquarium du Jardin des Plantes et je passais des heures à les regarder, à observer leur immobilité, leurs mouvements obscurs. Et maintenant je suis un axolotl. Le hasard me conduisit vers eux un matin de printemps où Paris déployait sa queue de paon après le lent hiver. Je descendis le boulevard Saint-Marcel, celui de l'hôpital, je vis les premiers verts parmi tout le gris et je me souvins des lions. J'étais très amis des lions et des panthères, mais je n'étais jamais entré dans l'enceinte humide et sombre des aquariums. Je laissai ma bicyclette contre les grilles et j'allai voir les tulipes. Les lions étaient laids et tristes et ma panthère dormait. Je me décidai pour les aquariums et, après avoir regardé avec indifférence des poissons ordinaires, je tombai par hasard sur les axolotls. Je passai une heure à les regarder, puis je partis, incapable de penser à autre chose.
À la bibliothèque Sainte-Geneviève je consultai un dictionnaire et j'appris que les axolotls étaient des formes larvaires, pourvues de branchies, de batraciens du genre amblystone. Qu'ils étaient originaires du Mexique, je le savais déjà, rien qu'à voir leur petit visage aztèque. Je lus qu'on en avait trouvé des spécimens en Afrique capables de vivre hors de l'eau pendant les périodes de sécheresse et qui reprenaient leur vie normale à la saison des pluies. On donnait leur nom espagnol, ajolote, on signalait qu'ils étaient comestibles et qu'on utilisait leur huile (on ne l'utilise plus) comme l'huile de foie de morue.
Je ne voulus pas consulter d'ouvrages spécialisés mais je revins le jour suivant au jardin des Plantes. Je pris l'habitude d'y aller tous les matins, et parfois même matin et soir. Le gardien des aquariums souriait d'un air perplexe en prenant mon ticket. Je m'appuyais contre la barre de fer qui borde les aquariums et je regardais les axolotls. Il n'y avait rien d'étrange à cela ; dès le premier instant j'avais senti que quelque chose me liait à eux, quelque chose d'infiniment lointain et oublié qui cependant nous unissait encore. Il m'avait suffit de m'arrêter un matin devant cet aquarium où des bulles couraient dans l'eau. Les axolotls s'entassaient sur l'étroit et misérable (personne mieux que moi ne sait à quel point il est étroit et misérable) fond de pierre et de mousse. Il y en avait neuf, la plupart d'entre eux appuyaient leur tête contre la vitre et regardaient de leurs yeux d'or ceux qui s'approchaient. Troublé, presque honteux, je trouvais qu'il y avait de l'impudeur à se pencher sur ces formes silencieuses et immobiles entassées au fond de l'aquarium. Mentalement, j'en isolai un, un peu à l'écart sur la droite, pour mieux l'étudier. Je vis un petit corps rose, translucide (je pensai aux statuettes chinoises en verre laiteux), semblable à un petit lézard de quinze centimètres, terminé par une queue de poisson d'une extraordinaire délicatesse - c'est la partie la plus sensible de notre corps. Sur son dos, une nageoire transparente se rattachait à la queue ; mais ce furent les pattes qui me fascinèrent, des pattes d'une incroyable finesse, terminées par de tout petits doigts avec des ongles - absolument humains, sans pourtant avoir la forme de la main humaine – mais comment aurais-je pu ignorer qu'ils étaient humains ? c'est alors que je découvris leurs yeux, leur visage.
Un visage inexpressif sans autre trait que les yeux, deux orifices comme des têtes d'épingles entièrement d'or transparent, sans aucune vie, mais qui regardaient et qui se laissaient pénétrer par mon regard qui passait à travers le point doré et se perdait dans un mystère diaphane. Un très mince halo noir entourait l'oeil et l'inscrivait dans la chair rose, dans la pierre rose de la tête vaguement triangulaire, au contours courbes et irréguliers, qui la faisaient ressembler à une statue rongée par le temps. La bouche était dissimulée par le plan triangulaire de la tête et ce n'est que de profil que l'on s'apercevait qu'elle était très grande. Vue de face, c'était une fine rainure, comme une fissure dans de l'albâtre. De chaque côté de la tête, à la place des oreilles, se dressaient de très petites branches rouges comme du corail, une excroissance végétale, les branchies, je suppose. C'était la seule chose qui eût l'air vivante dans ce corps.
Chaque vingt secondes elles se dressaient, toutes raides, puis s'abaissaient de nouveau. Parfois une patte bougeait, à peine, et je voyait les doigts minuscules se poser doucement sur la mousse. C'est que nous n'aimons pas beaucoup bouger, l'aquarium est si étroit ; si peu que nous remuions nous heurtons la tête ou la queue d'un autre ; il s'ensuit des difficultés, des disputes, de la fatigue. Le temps se sent moins si l'on reste immobile.
Ce fut leur immobilité qui me fit me pencher vers eux, fasciné, la première fois que je les vis. Il me sembla comprendre obscurément leur volonté secrète : abolir l'espace et le temps par une immobilité pleine d'indifférence. Par la suite, j'appris à mieux les comprendre, les branchies qui se contractent, les petites pattes fines qui tâtonnent sur les pierres, leurs fuites brusques (ils nagent par une simple ondulation du corps) me prouvèrent qu'ils étaient capables de s'évader de cette torpeur minérale où ils passaient des heures entières. Leurs yeux surtout m'obsédaient. A côté d'eux, dans les autres aquariums, des poissons me montraient la stupide simplicité de leurs beaux yeux semblables aux nôtres. Les yeux des axolotls me parlaient de la présence d'une vie différente, d'une autre façon de regarder. Je collais mon visage à la vitre (le gardien, inquiet, toussait de temps en temps) pour mieux voir les tout petits points dorés, cette ouverture sur le monde infiniment lent et éloigné des bêtes roses. Inutile de frapper du doigt contre la vitre, sous leur nez, jamais la moindre réaction. Les yeux d'or continuaient à brûler de leur douce et terrible lumière, continuaient à me regarder du fond d'un abîme insondable qui me donnait le vertige.
Et cependant les axolotls étaient proches de nous. Je le savais avant même de devenir un axolotl. Je le sus dès le jour où je m'approchai d'eux pour la première fois. Les traits anthropomorphiques d'un singe accusent la différence qu'il y a entre lui et nous, contrairement à ce que pensent la plupart des gens.
L'absence totale de ressemblance entre un axolotl et un être humain me prouva que ma reconnaissance était valable, que je ne m'appuyais pas sur des analogies faciles. Il y avait bien les petites mains. Mais un lézard a les mêmes mains et ne ressemble en rien à l'homme. Je crois que tout venait de la tête des axolotls, de sa forme triangulaire rose et de ses petits yeux d'or. Cela regardait et savait. Cela réclamait. Les axolotls n'étaient pas des animaux.
De là à tomber dans la mythologie, il n'y avait qu'un pas, facile à franchir, presque inévitable. Je finis par voir dans les axolotls une métamorphose qui n'arrivait pas à renoncer tout à fait à une mystérieuse humanité. Je les imaginais conscients, esclaves de leur corps, condamnés indéfiniment à un silence abyssal, à une méditation désespérée. Leur regard aveugle, le petit disque d'or inexpressif - et cependant terriblement lucide - me pénétrait comme un message : "Sauve-nous, sauve-nous." Je me surprenais en train de murmurer des paroles de consolation, de transmettre des espoirs puérils. Ils continuaient à me regarder, immobiles. Soudain les petites branches roses se dressaient sur leur tête, et je sentais à ce moment-là comme une douleur sourde. Ils me voyaient peut-être, ils captaient mes efforts pour pénétrer dans l'impénétrable de leur vie. Ce n'étaient pas des êtres humains mais jamais je ne m'étais senti un rapport aussi étroit entre des animaux et moi. Les axolotls étaient comme témoins de quelque chose et parfois ils devenaient de terribles juges. Je me trouvais ignoble devant eux, il y avait dans ces yeux transparents une si effrayante pureté. C'était des larves, mais larve veut dire masque et aussi fantôme.
Derrière ces visages aztèques, inexpressifs, et cependant d'une cruauté implacable, quelle image attendait son heure ?
Ils me faisaient peur. Je crois que sans la présence du gardien et des autres visiteurs je n'aurais jamais osé rester devant eux. " Vous les mangez des yeux ", me disait le gardien en riant, et il devait penser que je n'étais pas tout à fait normal. Il ne se rendait pas compte que c'était eux qui me dévoraient lentement des yeux, en un cannibalisme d'or. Loin d'eux je ne pouvais penser à autre chose, comme s'ils m'influençaient à distance. Je finis par y aller tous les jours et la nuit je les imaginais immobiles dans l'obscurité, avançant lentement une petite patte qui rencontrait soudain celle d'un autre. Leurs yeux voyaient peut-être la nuit et le jour pour eux n'avait pas de fin. Les yeux des axolotls n'ont pas de paupières.
Maintenant je sais qu'il n'y a rien eu d'étrange dans tout cela, que cela devait arriver. Ils me reconnaissaient un peu plus chaque matin quand je me penchais vers l'aquarium. Ils souffraient. Chaque fibre de mon corps enregistrait cette souffrance bâillonnée, cette torture rigide au fond de l'eau. Ils épiaient quelque chose, un lointain royaume aboli, un temps de liberté où le monde avait appartenu aux axolotls. Une expression aussi terrible qui arrivait à vaincre l'impassibilité forcée de ces visages de pierre contenait sûrement un message de douleur, la preuve de cette condamnation éternelle, de cet enfer liquide qu'ils enduraient. En vain essayai-je de me persuader que c'était ma propre sensibilité qui projetait sur les axolotls une conscience qu'ils n'avaient pas. Eux et moi nous savions. C'est pour cela que ce qui arriva n'est pas étrange. Je collai mon visage à la vitre de l'aquarium, mes yeux essayèrent une fois de plus de percer le mystère de ces yeux d'or sans iris et sans pupille. Je voyais de très près la tête d'un axolotl immobile contre la vitre. Puis mon visage s'éloigna et je compris. Une seule chose était étrange : continuer à penser comme avant, savoir. Quand j'en pris conscience, je ressentis l'horreur de celui qui s'éveille enterré vivant. Au-dehors, mon visage s'approchait à nouveau de la vitre, je voyais ma bouche aux lèvres serrées par l'effort que je faisais pour comprendre les axolotls. J'étais un axolotl et je venais de savoir en un éclair qu'aucune communication n'était possible. Il était hors de l'aquarium, sa pensée était une pensée hors de l'aquarium. Tout en le connaissant, tout en étant lui-même, j'étais un axolotl et j'étais dans mon monde. L'horreur venait de ce que - je le sus instantanément - je me croyais prisonnier dans le corps d'un axolotl, transféré en lui avec ma pensée d'homme, enterré vivant dans un axolotl, condamné à me mouvoir en toute lucidité parmi des créatures insensibles. Mais cette impression ne dura pas, une patte vint effleurer mon visage et en me tournant un peu je vis un axolotl à côté de moi qui me regardait et je compris que lui aussi savait, sans communication possible mais si clairement. Ou bien j'étais encore en l'homme, ou bien nous pensions comme des êtres humains, incapables de nous exprimer, limités à l'éclat doré de nos yeux qui regardaient ce visage d'homme collé à la vitre.
Il revint encore plusieurs fois mais il vient moins souvent à présent. Des semaines se passent sans qu'on le voie. Il est venu hier, il m'a regardé longuement et puis il est parti brusquement. Il me semble que ce n'est plus à nous qu'il s'intéresse, qu'il obéit plutôt à une habitude. Comme penser est la seule chose que je puisse faire, je pense beaucoup à lui. Pendant un certain temps nous avons continué d'être en communication lui et moi, et il se sentait plus que jamais lié au mystère qui l'obsédait. Mais les ponts sont coupés à présent, car ce qui était son obsession est devenu un axolotl, étranger à sa vie d'homme. Je crois qu'au début je pouvais encore revenir en lui, dans une certaine mesure - ah ! seulement dans une certaine mesure - et maintenir éveillé son désir de mieux nous connaître. Maintenant je suis définitivement un axolotl et si je pense comme un être humain c'est tout simplement parce que les axolotls pensent comme les humains sous leur masque de pierre rose. Il me semble que j'étais arrivé à lui communiquer cette vérité, les premiers jours, lorsque j'étais encore en lui. Et dans cette solitude finale vers laquelle il ne revient déjà plus, cela me console de penser qu'il va peut-être écrire quelque chose sur nous ; il croira qu'il invente un conte et il écrira tout cela sur les axolotls.

Julio Cortazar, "Axolotl", Fin d'un jeu.


16.9.11

La parka Camel Legend

Il sortit du réfrigérateur du chorizo, du saucisson, du pain de campagne.
"C'est vrai", répondit Jed après un long temps de réflexion. "J'ai toujours aimé les produits industriels. Je n'aurais jamais envisagé de photographier, par exemple...un saucisson." Il tendit la main vers la table, s'excuse aussitôt." Enfin, il est très bon, je ne veux pas dire ça, j'ai plaisir à le manger...Mais le photographier, non. Il y a ces irrégularités d'origine organique, ces veinules de gras différentes d'une tranche à l'autre. C'est un peu...décourageant."
Houellebecq hocha la tête, écartant les bras comme s'il entrait dans une transe tantrique -il était, plus probablement, ivre, et tentait d'assurer son équilibre sur le tabouret de cuisine où il s'était accroupi. Lorsqu'il reprit la parole sa voix était douce, profonde, emplie d'une émotion naïve. "Dans ma vie de consommateur", dit-il, "j'aurai connu trois produits parfaits: les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable - imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend. Ces produits je les ai aimés, passionnément, j'aurais passé ma vie en leur présence, rachetant régulièrement, à mesure de l'usure naturelle, des produits identiques. Une relation parfaite et fidèle s'était établie, faisant de moi un consommateur heureux. Je n'étais pas absolument heureux, à tous points de vue, dans la vie, mais au moins j'avais cela: je pouvais, à intervalles réguliers, racheter une paire de mes chaussures préférées. C'est peu mais c'est beaucoup, surtout quand on a une vie intime assez pauvre. Eh bien cette joie, cette joie simple, ne m'a pas été laissée. Mes produits favoris, au bout de quelques années, ont disparu des rayonnages, leur fabrication a purement et simplement été stoppée - et dans le cas de ma pauvre parka Camel Legend, sans doute la plus belle parka jamais fabriquée, elle n'aura vécu qu'une seule saison..." Il se mit à pleurer, lentement, à grosses gouttes, se resservit un verre de vin. "C'est brutal, vous savez, c'est terriblement brutal. Alors que les espèces humaines insignifiantes mettent des milliers, parfois des millions d'années à disparaître, les produits manufacturés sont rayés de la surface du globe en quelques jours, il ne leur ai jamais accordé de seconde chance, ils ne peuvent que subir, impuissants, le diktat irresponsable et fasciste des lignes de produit qui savent naturellement mieux que tout autre ce que veut le consommateur, qui ne font en réalité que transformer sa vie en une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire.

9.9.11

Jeunes adultes

Entre la poursuite et le dénigrement du bonheur, ils sont là qui hésitent encore.