30.8.11

Une fente dans l'ombrelle

 

Nous demandons seulement un peu d'ordre pour nous protéger du chaos. Rien n'est plus douloureux, plus angoissant qu'une pensée qui s'échappe à elle-même, des idées qui fuient, qui disparaissent à peine ébauchées, déjà rongées par l'oubli ou précipitées par d'autres que nous ne maîtrisons pas davantage. Ce sont des variabilités infinies dont la disparition et l'apparition coïncident. Ce sont des vitesses infinies qui se confondent avec l'immobilité du néant incolore et silencieux qu'elles parcourent, sans nature ni pensée. C'est l'instant dont nous ne savons s'il est trop long ou trop court pour le temps. Nous recevons des coups de fouet qui nous claquent comme des artères. Nous perdons sans cesse nos idées. C'est pourquoi nous voulons tant nous accrocher à des opinions arrêtées. Nous demandons seulement seulement que nos idées s'enchaînent suivant un minimum de règles constantes, et l'association des idées n'a jamais eu d'autre sens, nous fournir ces règles protectrices, ressemblance, contiguïté, causalité, qui nous permettent de mettre un peu d'ordre dans les idées, de passer de l'une à l'autre suivant un ordre de l'espace et du temps, empêchant notre "fantaisie" (le désir, la folie) de parcourir l'univers dans l'instant pour y engendrer des chevaux ailés et des dragons de feu. (...)
Mais l'art, la science, la philosophie exigent davantage: ils tirent des plans sur le chaos. (...) La philosophie, la science et l'art veulent que nous déchirions le firmament et que nous plongions dans le chaos. Nous ne le vaincrons qu'à ce prix. Et j'ai trois fois vainqueur traversé l'Achéron. (...)
Les hommes ne cessent pas de fabriquer une ombrelle qui les abrite, sur le dessous de laquelle ils tracent un firmament et écrivent leurs conventions, leurs opinions; mais le poète, l'artiste pratique une fente dans l'ombrelle, il déchire même le firmament, pour faire passer un peu de chaos libre et venteux et cadrer dans une brusque lumière une vision qui apparaît à travers la fente, jonquille de Wordsworth ou pomme de Cézanne, silhouette de Macbeth ou d'Achab. Alors suivent la foule des imitateurs qui ravaudent l'ombrelle avec une pièce qui ressemble vaguement à la vision, et la foule des glossateurs qui remplissent la fente avec des opinions: communication. Il faudra toujours d'autres artistes pour faire d'autres fentes, opérer les destructions nécessaires, peut-être de plus en plus grandes, et redonner ainsi à leurs prédécesseurs l'incommunicable nouveauté qu'on ne savait plus voir.

G. Deleuze et Félix Guattari, Qu'est-ce-que la philosophie?
pict: Hansje van Halem 

27.8.11

Moment de grâce


Et dire qu'il suffit parfois que l'air se fasse un peu plus tiède, soufflant doucement sur les cils du passant arrêté, pour que le monde prenne soudain les traits complices de l'ami et nous parle à l'oreille de notre destin de sérénité.

pict: Henriette Grindat, pour La postérité du soleil d' Albert Camus et René Char.

20.8.11

Le mépris



Monsieur, vous ne respectez rien, dit le silencieux majoritaire au saltimbanque irrévérent. Vous raillez mon travail, insultez ma famille et charriez ma patrie.
Vous ricanez de mes idolâtries en croix, des mes rabbins frisés, de mes prophètes enturbannés. Qu’un rut impie vous taraude, et vous mettez la main au cul sacré des vierges fluo qui flottent au fond des grottes des Hautes-Pyrénées.
Vous pouffez sur mes drapeaux froissés et sur l’honneur au champ duquel tombent encore au Liban mes enfants sacrifiés aux bienséances guerrières de toute éternité.
National ou populaire, vous vous moquez du front. Mais le peu d’estime que vous inspire la République ne vous retient pas de narguer dans le même panier les Bourbons écartés, les Orléans démis, ou les Habsbourg d’Autriche-Hongrie.
Qu’un veuf bouffi principautaire, inconsolable sur son rocher immobilier, se mêle d’applaudir aux brames déchirants de sa cadette handicapée, et vous tonitruez d’abjecte hilarité.
Vous appelez un chat un chien, et donnez aux longues et cruelles maladies des noms de crabe nécrophage qui font peur aux transis. Vous n’avez nul souci de la sueur ouvrière, ni des sursauts boursiers.
« Permettez-moi de vous contredire, s’écrie l’iconoclaste assis sur les valeurs admises. Il n’est pas vrai que je ne respecte rien. N’en prenez pas ombrage et veuillez bien me croire : j’ai le plus profond respect pour le mépris que j’ai des hommes. »

Pierre Desproges, Le mépris.

17.8.11

Lacrimosa


Souvent les vieux pleurent mal. Leurs larmes sont radines. Le filet d’eau trop mince ne parvient plus à faire relief sur la joue, où il ne roule pas mais s’épuise immédiatement. Cette évaporation instantanée a quelque chose de fascinant: on cherche le truc, la ficelle, on demande à voir l’intérieur de leurs manches. Mais rien que la vieillesse. Il n’y a plus pour eux de torrents possibles. Jamais plus ils ne prendront le masque bouillonnant de l'orage. L’âge est passé des remous impétueux dans lesquels les cils battants s’ébrouent comme des bêtes affolées. Comme si leur corps sec n’avait déjà plus de jus. 
Louées soient les coulées abondantes, comme le signe encore d’une force souterraine. Bénis ceux qui trempent leur col ou la manche entière d'un t-shirt amical; heureux les aptes aux chutes grondantes -bonnes à alimenter Paris en électricité-, les disposés aux grandes eaux, à la pleine mer. 
Toujours je me réjouirai de fuser en baleine quand le vieux poisson-chat secoué de sanglots désertiques ne laissera sur la jetée pas la moindre auréole.

15.8.11

Décomplexion


Vous avez le droit, dit le haïku, d'être futile, court, ordinaire; enfermez ce que vous voyez, ce que vous sentez dans un minci horizon de mots, et vous intéresserez; vous avez le droit de fonder vous-même (et à partir de vous-même) votre propre notable; votre phrase, quelle qu'elle soit, énoncera une leçon, libérera un symbole, vous serez profond; à moindre frais, votre écriture sera pleine.

Roland Barthes, L'empire des signes
Pict: Yusuf Sevincli

3.8.11

Malentendu



 -Tu es dure, dit l'homme.
-Je suis lâche, entend la femme.

pict: Martin Parr.