16.9.11

La parka Camel Legend

Il sortit du réfrigérateur du chorizo, du saucisson, du pain de campagne.
"C'est vrai", répondit Jed après un long temps de réflexion. "J'ai toujours aimé les produits industriels. Je n'aurais jamais envisagé de photographier, par exemple...un saucisson." Il tendit la main vers la table, s'excuse aussitôt." Enfin, il est très bon, je ne veux pas dire ça, j'ai plaisir à le manger...Mais le photographier, non. Il y a ces irrégularités d'origine organique, ces veinules de gras différentes d'une tranche à l'autre. C'est un peu...décourageant."
Houellebecq hocha la tête, écartant les bras comme s'il entrait dans une transe tantrique -il était, plus probablement, ivre, et tentait d'assurer son équilibre sur le tabouret de cuisine où il s'était accroupi. Lorsqu'il reprit la parole sa voix était douce, profonde, emplie d'une émotion naïve. "Dans ma vie de consommateur", dit-il, "j'aurai connu trois produits parfaits: les chaussures Paraboot Marche, le combiné ordinateur portable - imprimante Canon Libris, la parka Camel Legend. Ces produits je les ai aimés, passionnément, j'aurais passé ma vie en leur présence, rachetant régulièrement, à mesure de l'usure naturelle, des produits identiques. Une relation parfaite et fidèle s'était établie, faisant de moi un consommateur heureux. Je n'étais pas absolument heureux, à tous points de vue, dans la vie, mais au moins j'avais cela: je pouvais, à intervalles réguliers, racheter une paire de mes chaussures préférées. C'est peu mais c'est beaucoup, surtout quand on a une vie intime assez pauvre. Eh bien cette joie, cette joie simple, ne m'a pas été laissée. Mes produits favoris, au bout de quelques années, ont disparu des rayonnages, leur fabrication a purement et simplement été stoppée - et dans le cas de ma pauvre parka Camel Legend, sans doute la plus belle parka jamais fabriquée, elle n'aura vécu qu'une seule saison..." Il se mit à pleurer, lentement, à grosses gouttes, se resservit un verre de vin. "C'est brutal, vous savez, c'est terriblement brutal. Alors que les espèces humaines insignifiantes mettent des milliers, parfois des millions d'années à disparaître, les produits manufacturés sont rayés de la surface du globe en quelques jours, il ne leur ai jamais accordé de seconde chance, ils ne peuvent que subir, impuissants, le diktat irresponsable et fasciste des lignes de produit qui savent naturellement mieux que tout autre ce que veut le consommateur, qui ne font en réalité que transformer sa vie en une quête épuisante et désespérée, une errance sans fin entre des linéaires éternellement modifiés.

Michel Houellebecq, La carte et le territoire.