9.10.11

Girafes, chevaux et capitalisme.


Les girafes et les chevaux ne se couchent que pour mourir. La  simple fatigue ne parvient pas à leur faire plier le genou. Il y faut l’impératif absolu de la mort, insensible à l’esthétique de leur verticalité. L’éthologiste explique cette particularité par le fait que ces deux animaux, peu prédisposés par leur morphologie (longues pattes sur lesquelles pèse un poids considérable, éloignement des antérieures et des postérieures) à pouvoir passer d’une posture horizontale à un certain hiératisme rapidement, et malheureusement forts disposés, herbivores de peu, à être chassés par de multiples et véloces prédateurs, n’épousent le sol qu’au prix d’une téméraire réduction statistique de leur espérance de vie. De leur perpétuelle disposition à la course dépend leur survie.
L’on est un peu rassuré d’apprendre que le cheval est doté d’une configuration ligamenteuse particulière aux niveaux du coude et du jarret, lui permettant un certain confort de la station debout. Par ailleurs, être couché s’avère en réalité pénible pour cette bête en raison des dimensions considérables de son estomac sur lequel il lui est malaisé de faire peser son poids. A l’état sauvage toutefois, l’on a pu observer que les poulains ou les bêtes d’un certain âge osent se reposer en position allongée. Un manège strictement réglé se met alors en place, selon un roulement n’autorisant qu’un petit nombre d’individus de la même population à se coucher au sol tandis que demeurent dressées, toujours, les silhouettes obscures des vigiles désignés attendant patiemment la fin de leur quart.
La girafe, charmante de son nom arabe « zarafah », ne dort quant à elle jamais véritablement. Se contentant de somnoler, elle conserve toujours les yeux entrouverts, braqués sur la ligne d’horizon. Radicale veilleuse, la girafe est le seul vertébré terrestre qui ne baille pas. Plus spectaculaire peut-être encore : la girafe ne s’allonge pas même pour mettre bas – contredisant de ce fait la pertinence de cette dernière expression, mais « accoucher » ne convient pas non plus. Incidemment, la naissance du girafon consiste avant toute autre considération en une chute de deux mètres en moyenne. L’expérience est tôt faite, avec choc et fracas, de la pesanteur terrestre. Et si au bout d’une simple heure, le girafon qui vient d’affronter l’abysse n’est pas capable de se tenir sur ses canes tremblantes et de se hisser jusqu’aux mamelles de sa mère, celle-ci l’abandonne ou le tue sans autre forme de procès.
L’on pourrait penser que le cheval connaît aujourd’hui, dans nos sociétés modernes qui l’ont domestiqué, une ère plus clémente. Mais l’homme dont aurait pu venir le salut a en réalité pris le relais du prédateur naturel, et perpétue l’inflexible loi. Dans l’hippodrome comme dans la savane, où la girafe s’affole en sentant l’haleine brûlante de la lionne sur ses sabots, se coucher c’est mourir. Car l’usage veut que l’étalon qui chute dans l’arène sous les assauts de son jockey soit achevé sur place par le patron d’écurie, d’un coup de revolver. La chute signifie la blessure, et la blessure signifie des soins trop onéreux pour le propriétaire qui considère généralement l’investissement démesuré pour une carne pas même capable de terminer une course. Quand au milieu des acacias, la mâchoire du félin claque sur le jarret de la girafe rattrapée, le coup de feu résonne dans les gradins du stade et c’est la fin. Dans les deux cas, l’animal qui s’est affalé, venant creuser le gazon vert ou la poussière jaune du puissant sillon de sa déchéance, a signé son arrêt de mort. D’un côté loi de la jungle, de l’autre celle de l’argent, de la rentabilité, du capitalisme boursouflé gonflant ses crevures jusqu’au cœur du règne animal.
Parfois, depuis le lit où je m’allonge à toute heure pour haranguer en rêve les foules agitées de la ville qui m’assiège, prosélyte de ce temps mort dont les hommes ne meurent pas encore, j’ai presque l’impression de faire la révolution.